Plutôt que de prioriser les analyses en termes de faillite, de laisser faire, que l’on trouve dans de nombreux articles pour expliquer les difficultés et les événements dramatiques actuels, il me semble plus pertinent de parler plus globalement d’échec de la socialisation dans le sens où la société française, et sans doute aussi d’autres sociétés occidentales, à force de vouloir imposer du vivre ensemble, n’a réussi à obtenir qu’ une vague forme de statu quo social, en apparence pacifique, laissant chacun sur son territoire se débrouiller avec les dealers, les délinquants, les laissés-pour-compte de la société, sans avoir jamais pris en considération le changement radical de notre société et ses conséquences sur les jeunes générations, phénomène exacerbé évidemment dans les quartiers où les traditions restent très présentes et s’opposent à la modernité, situation difficile pour une partie des habitants.
Déjà le sociologue G.Simmel évoquait « Le côte à côte, le vivre-ensemble, de l’un pour l’autre peuvent très bien aller de pair avec le ʺ l’un contre l’autre ʺ, ce qui peut se traduire, par ce que l’on entend sans cesse à propos de toutes les inégalités : « Pourquoi toujours Eux, et pourquoi pas Nous ? » Eux, ce sont tous ceux, individus ou groupes, qui ont plus : des avantages, de l’argent, un statut social, un travail, des privilèges, ….
La mixité sociale ne s’impose pas par des décrets ou des réunions participatives, elle se vit par les habitants lorsqu’ils ont accepté les valeurs de base de la société dans laquelle ils évoluent, valeurs transmises par les acteurs sociaux de terrain (enseignants, éducateurs, animateurs, travailleurs sociaux, …). Sur cette question je renvoie le lecteur au rapport du député Malek Boutih « Génération radicale sur les banlieues » qui est une analyse très juste de la situation actuelle.
Pour une partie de la jeunesse, il y a une espèce de comparateur social systématique qui est appliqué à tout événement et du coup la Vie, avec un grand V, n’a plus aucune valeur mais a un prix. Cette vision de la société est renforcée par les injonctions contradictoires d’un pouvoir qui, à la fois prétend que les caisses sont vides et que chacun doit faire un effort, et qui en même temps accepte que les banques, les entreprises et certains nantis continuent à engranger des bénéfices et de l’argent.
La formule de D. Riesman, sociologue américain, « Per aspera ad astra » (Par des sentiers ardus jusqu’aux étoiles) n’est plus opérationnelle pour une jeunesse et la société actuelle, car aujourd’hui cette société n’a plus de modèle socialisant suffisamment pertinent, notamment sur la thématique du travail, bon nombre de jeunes ne voulant « plus perdre leur vie à la gagner » !
La socialisation commence avant l’école, avant la famille, elle commence par l’acceptation des valeurs de la société dans laquelle on vit, et cela au jour d’aujourd’hui doit être non négociable, pour reprendre une expression à la mode.
II Paradis artificiels, Paradis perdus, Paradis pour tous.
Notre société moderne française, qui se prétend cartésienne, rationnelle, logique, laïque a produit parallèlement une société irrationnelle, confuse, obscure et ce quels que soient les espaces et les groupes considérés, proposant aux individus des Paradis artificiels: drogue, alcool, médicaments, jeux vidéo, télévision et Internet, autant d’espaces virtuels qui éloignent les individus de leur réalité quotidienne. Tout cet arsenal est disponible pour faire oublier la pauvreté, la précarité et la médiocrité. Le problème, c’est que cette proposition de Paradis artificiels alimente une économie, licite et illicite, qui rapporte des milliards d’euros et donne l’impression d’argent « facile ».
Notre société entretient ces dépendances en laissant s’éloigner l’idée de liberté qui nous est si chère…
Des mouvements, conscients de ces effets, veulent nous faire croire qu’avant c’était mieux, avançant l’idée d’un Paradis perdu, avec ton son lot de nostalgie, de mélancolie et de désenchantement, proposant des retours : retour à la nature, retour à une vie simple, retour des tribus et communautés qui protègent l’individu, journée sans télé, sans alcool, sans médicament, retour aux sources, retour aux fondamentaux.
Enfin, certains prônent un retour du religieux, seul ciment spirituel et social capable de colmater les nombreuses fissures et blessures, seul rassembleur de ces êtres solitaires, à la dérive, désocialisés, déscolarisés.
Le développement de nouvelles techniques de spiritualité, stages et autres programmes de retraites en sont les formes épurées, sans le poids des religions traditionnelles, mais le but est le même : réintroduire la spiritualité dans l’être humain, retrouver un vivre ensemble invisible dans les relations sociales ordinaires, trouver une communauté d’esprit qui elle aussi fait défaut dans nos instances citoyennes.
III. Notre jeunesse ou nos jeunesses ?
La jeunesse, qu’elle vive dans les quartiers ou ailleurs, qu’elle soit athée, chrétienne, musulmane, juive ou bouddhiste est confrontée à ce problème de socialisation et il faut le dire ici, il n’y a pas une jeunesse française, il y a des groupes de jeunes françaises et français, qui ne se retrouvent pas forcément sur les mêmes territoires et ne partagent pas les mêmes valeurs.
Notre génération d’adultes a voulu libérer l’individu des traditions oppressantes des générations précédentes en valorisant de nouvelles formes de vie.
Force est de constater qu’elle n’y est pas arrivée, et qu’elle a produit des clivages sur une même génération de jeunes. Nous avons trop vite oublié les mouvements (RAF, Action Directe, Brigades Rouges) qui ont ébranlé notre société dans ce que l’on a appelé les années de plomb et que l’on a attribué à une classe de jeunes intellectuels.
Il nous faut comprendre, nous adultes, que nous ne détenons plus le monopole du savoir et de la connaissance et qu’il nous faut accompagner toutes ces jeunesses, en y intégrant de nouveaux instruments de socialisation, pour éviter de produire de l’anomie ou de la barbarie.
Pour y arriver, c’est une reconquête de territoires abandonnés qu’il faut d’urgence entamer et cela pas seulement en lançant des programmes de rénovation urbaine qui oublient ce qui devrait être le cœur du projet : le volet humain. Patrick Kanner, Ministre de la Ville, a déclaré à la télévision qu’il allait demander aux CSC et MJC dans les quartiers d’être ouverts du lundi matin au dimanche soir. Nous voulons bien le faire, à condition d’en avoir les moyens et de revoir le code du travail. C’est le prix à payer, au-delà de toute considération économique.
Conclusion
Non, notre jeunesse n’a pas toute la vie, elle n’a qu’une vie, comme nous tous et elle est même prête à la sacrifier, comme ces individus qui acceptent par fanatisme de tuer et de se faire exploser pour tuer d’autres jeunes innocents.
« On ira tous au Paradis, même moi…». Je préfère à cette formule ironique d’une chanson des années soixante–dix, celle-ci, plus terre à terre mais ô combien plus porteuse d’espoir : « la jeunesse doit être l’avenir de nos sociétés ».
Louis SCHALCK, Directeur du CSC de Hautepierre